Malgré ses bienfaits, la théologie réformée a parfois conduit à une compréhension problématique de la liberté chrétienne, notamment en matière de consommation d’alcool.
Quand j’étais à l’école secondaire, j’aimais passionnément la littérature. Les récits de la littérature française et africaine me captivaient profondément. Parmi eux, Le Soleil des Indépendances d’Ahmadou Kourouma m’a particulièrement marqué.
L’auteur y raconte l’histoire de Fama Doumbouya, un homme qui espérait voir sa vie s’améliorer après l’indépendance, mais qui finit dans la misère. En observant sa vie et celle de ses concitoyens, il réalise qu’ils n’ont obtenu que la carte d’identité nationale, sans véritable changement intérieur.
En réfléchissant à ce roman, je vois un parallèle avec certaines évolutions de la foi chrétienne au Burundi. De même que l’indépendance politique n’a pas toujours apporté la transformation espérée, la théologie réformée, malgré ses apports positifs, a parfois entraîné des effets inattendus : un « curriculum caché » spirituel, c’est-à-dire des influences implicites et non planifiées.
Dans ce mois dédié à la réforme protestante, je souhaite montrer comment, malgré ses bienfaits, la théologie réformée a parfois conduit à une compréhension problématique de la liberté chrétienne, notamment en matière de consommation d’alcool.
Il est important de clarifier ce que nous entendons par « théologie réformée ».
Un jour, un ami m’a accusé de ne pas être réformé. Lorsque je lui ai demandé ce que cela signifiait, il n’a pas su répondre. Cela montre à quel point ce terme est souvent mal compris au Burundi. C’est pourquoi il est essentiel d’expliciter régulièrement sa signification. Je commencerai par les évangéliques et finirai par les réformés.
Les évangéliques
Je suis sûr que tu as déjà entendu parler des évangéliques, voire que tu fais partie de ce mouvement. Cependant, il est aujourd’hui essentiel de revenir à la définition de ce mot, car il semble avoir perdu son sens initial. Comme l’explique John Stott dans son livre, ce terme est souvent employé de façon confuse, alors qu’il désignait à l’origine un courant spirituel précis[1].
Le mot « évangélique » provient du grec _euangelion_, qui signifie « bonne nouvelle ». Il renvoie directement à l’Évangile de Jésus-Christ[2]. Les premiers disciples de Martin Luther furent appelés luthériens, mais ils rejetaient cette étiquette, insistant sur le fait qu’ils ne suivaient pas un homme, mais l’Évangile lui-même[3]. Être évangélique, c’est avant tout être fidèle à l’Évangile et aux cinq solas de la Réforme protestante :
Sola Scriptura (l’Écriture seule comme autorité suprême), Sola Fide (le salut par la foi seule), Sola Gratia (la grâce seule), Solus Christus (le Christ seul), et Soli Deo Gloria (la gloire à Dieu seul).
Au fil du temps, le mouvement évangélique s’est développé dans diverses traditions et contextes, mais son essence demeure inchangée : être profondément attaché à l’enseignement biblique et chercher à vivre chaque aspect de la vie à la lumière de la Bible.
Les réformés
Les réformés proviennent du mouvement évangélique. Jean Calvin est allé plus loin que Martin Luther ; il pensait que Luther conservait encore certains éléments de la tradition catholique et voulait une théologie totalement réformée[4]. Il a élaboré une vision plus systématique du salut, centrée sur ce qu’on appelle les doctrines de la grâce, résumées par l’acronyme TULIP :
La dépravation totale (Total Depravity), l’élection inconditionnelle (Unconditional Election), l’expiation limitée (Limited Atonement), la grâce irrésistible (Irresistible Grace) et la persévérance des saints (Perseverance of the Saints).
Ceux qui suivirent l’enseignement de Calvin étaient appelés « réformés ».
Selon R. C. Sproul, pour être réellement réformé, il faut être à la fois calviniste et adhérer à une confession de foi historique issue de la Réforme[5]. Autrement dit, une personne est réformée si elle adhère aux doctrines calvinistes et s’identifie à une confession de foi traditionnelle. Ainsi, il faut préciser que tous les réformés sont évangéliques, mais l’inverse n’est pas vrai. De plus, il existe plusieurs sous-groupes et courants théologiques au sein du mouvement réformé que je ne détaillerai pas ici.
Bien que certains éléments de la théologie réformée aient été introduits au Burundi depuis l’époque missionnaire, le mouvement réformé organisé, tel que nous le connaissons aujourd’hui, semble avoir véritablement pris forme vers 2012. Il est possible que le mouvement réformé ait débuté chez quelques étudiants de la Great Lakes School of Theology and Leadership, connue sous le nom de PTI. Il s’est progressivement propagé par la suite à travers des leçons sur les doctrines de la foi chrétienne, organisées par Évangélisation Explosive, Pilgrims Chapel, le mouvement Little Flock et d’autres groupes.
Ces initiatives visaient à renforcer la compréhension de la foi chrétienne dans un contexte burundais où elle était souvent vécue de façon culturelle, sans fondement théologique clair ni explications bibliques approfondies. À mon avis, comme toute réforme, le mouvement réformé a engendré des effets inattendus. Parmi eux, une nouvelle compréhension, parfois déformée, de la liberté chrétienne, notamment en ce qui concerne la consommation d’alcool.
Aujourd’hui, certaines personnes consomment de l’alcool, ce qui était auparavant étranger avant l’arrivée du mouvement réformé. Autrefois, l’abstinence totale était considérée comme une pratique des chrétiens authentiques au Burundi. Nonobstant, certains chrétiens, tout en affirmant leur enracinement dans la foi réformée, consomment de l’alcool. Cette évolution soulève des interrogations, notamment parce que plusieurs de ces personnes pratiquaient l’abstinence totale avant d’adopter la foi réformée. Il demeure évident que les pionniers du mouvement réformé au Burundi visaient avant tout une transformation spirituelle profonde. Cependant, pour certains, la redécouverte de la liberté chrétienne a été mal interprétée, se traduisant par une libération de toute contrainte morale, ce qui entache le témoignage chrétien.
Les éducateurs qualifient ce phénomène de « curriculum caché », c’est-à-dire des valeurs et des comportements transmis de manière indirecte, sans faire l’objet d’un enseignement explicite. Je m’entretiens avec les pionniers du mouvement réformé au Burundi, et je ne pense pas qu’aucun d’entre eux ait publiquement demandé aux gens de consommer de l’alcool.
Dans la section suivante, je vais examiner les arguments pour et contre la consommation d’alcool, avant de proposer quelques conseils pastoraux que je juge adaptés au contexte burundais.
Ceux qui consomment de l’alcool avancent que « interdire ce que la Bible n’interdit pas constitue en soi un péché »." Selon eux, la Bible ne condamne pas la consommation d’alcool, mais l’ivresse. Ils insistent sur le fait que l’Écriture prône la modération plutôt que l’abstinence (Éphésiens 5.10). Pour eux, boire avec modération ne va pas à l’encontre de l’enseignement biblique. Au contraire, s’abstenir entièrement reviendrait à refuser de profiter des bonnes choses que Dieu a créées pour notre bien (1 Timothée 4.4). Je me rappelle un théologien qui aimait dire que le vin dans son verre lui rappelle les noces de l’Agneau (Apocalypse 19.7-9) et l’aide à se préparer spirituellement à ce grand banquet céleste[6].
Les défenseurs de cette position soulignent également les vertus médicinales de l’alcool (1 Timothée 5.23). Sur le plan historique, ils rappellent que les Pères de l’Église, tels que Clément d’Alexandrie et Ambroise, prônaient la tempérance, c’est-à-dire la maîtrise de soi, et non l’abstinence totale[7].
Enfin, dans le contexte burundais, certains avancent que refuser de boire peut parfois entraîner l’isolement social, dans une culture où le partage de bière ou de vin symbolise la fraternité et la communion familiale. Selon eux, une consommation modérée permet de préserver ces liens sociaux tout en restant fidèle à l’enseignement biblique.
La Bible avertit clairement des dangers liés à la consommation d’alcool (Proverbes 20.1 ; 23.29–35). Si elle en souligne les dangers, ce n’est pas pour encourager à le boire. Dans l’Ancien Testament, certains groupes choisi par Dieu, tels que les prêtres et les Nazaréens, s’en abstenaient complètement (Lévitique 10 ; Nombres 6 ; Juges 13 ; Luc 1 :15). Or, dans le Nouveau Testament, tous les croyants sont considérés comme des prêtres, appelés à vivre dans la sainteté et la sobriété.
De plus, la Bible déconseille de donner de l’alcool à quelqu’un, car cela peut devenir pour lui une occasion de chute (Habacuc 2.15). Le chrétien est appelé à l’amour du prochain, et cet amour implique d’éviter tout ce qui pourrait inciter un frère ou une sœur à pécher ou à se détourner de Dieu (Romains 14 :21). La sobriété et la maîtrise de soi sont des vertus chrétiennes fortement encouragées dans les Écritures (Tite 2 ; Galates 5.23). Or, la modération dans la consommation d’alcool est souvent difficile à maintenir. Beaucoup commencent à boire « par curiosité » ou pour « tester », mais finissent par devenir dépendants, voire alcooliques.
Les conséquences néfastes de l’alcool sont nombreuses : maladies physiques et mentales, accidents de la route causés par l’ivresse, divorces dus à la mauvaise gestion des biens familiaux, violences conjugales, adultères et bien d’autres drames.
En tant que pasteur réformé, je crois que la question de la consommation d’alcool n’est pas seulement doctrinale, mais requiert également une sagesse pastorale. La foi réformée n’est pas synonyme de la consommation d’alcool comme certains le pensent ; elle vise la gloire de Dieu en nous transformant à la ressemblance de l’image du Christ.
En examinant les arguments pour et contre, je recommande l’abstinence totale. L’alcool présente bien plus d’inconvénients que d’avantages. Pour quelqu’un qui cherche à plaire à Dieu au Burundi, l’abstinence stricte semble plus sage que la modération. Au Burundi, le protestantisme approche d’un siècle d’existence et a développé une culture de l’abstinence totale. Dans ce cadre, boire de l’alcool constitue non seulement une erreur missiologique, mais aussi un manque de maîtrise de soi, car cela peut, devenir une occasion de chute pour les autres (Romains 14.21). Même la communauté sait que les chrétiens sérieux ne prennent pas d’alcool. Si tu prends de l’alcool, ton témoignage est douteux et les non-croyants voient que tu n’es pas différent d’eux. C’est pour cette raison que je conseillerais à ceux qui consomment de l’alcool d’arrêter, et à ceux qui n’ont pas encore commencé de ne pas en toucher. Personne ne prévoit de devenir alcoolique, mais beaucoup finissent par l’être sans s’en rendre compte. Tout commence souvent par « quelques verres de vin entre amis » et finit par la dépendance, avec une vie physiquement, émotionnellement et spirituellement détruite.
Je suis de tradition baptiste et j’affirme la liberté de conscience. Cependant, cette liberté doit être exercée dans la sagesse et l’amour du prochain. Il est nécessaire de tenir compte de notre contexte.
Pour ceux qui pensent que ceux qui prennent de l’alcool ne se rejoignent pas, je leur donnerais cette exhortation de Paul aux Éphésiens 5.18.
« Ne vous enivrez pas de vin, c’est de la débauche ; soyez, au contraire, remplis de l’Esprit »
Le chrétien ne devrait pas chercher sa joie dans la consommation d'alcool, les plaisirs passagers, mais dans la plénitude du Saint-Esprit. Dans le cas de l’alcool, l’abstinence volontaire est un acte de témoignage, un signe visible d’une vie contrôlée non par l’alcool, mais par la grâce de Dieu.
Un chrétien mature ne se limite pas à rechercher ce qui est interdit ou non dans la Bible. Au contraire, il se pose la question de comprendre comment ses actions, telles que la consommation d'alcool, peuvent glorifier Dieu et témoigner de sa satisfaction envers lui. Le Catéchisme de Westminster affirme que « le but ultime de l’homme est de glorifier Dieu et de trouver sa satisfaction en lui ». Le cinquième sola des évangéliques, « Soli Deo Gloria », rappelle que la gloire de Dieu est l'objectif ultime de tout ce que Dieu fait, et qu'elle doit aussi être la nôtre. Ainsi, plutôt que de simplement chercher des versets qui interdisent l’alcool, nous devrions réfléchir à la manière dont sa consommation peut refléter la gloire de Dieu et nous aider à trouver la satisfaction totale en lui.
La théologie réformée, lorsqu’elle est bien comprise, ne mène pas à la consommation d’alcool ni à la recherche d’autres plaisirs terrestres. Elle vise plutôt une vie remplie du Saint-Esprit et une soumission totale à la seigneurie du Christ. La véritable liberté chrétienne ne consiste pas à être exempt de règles, mais à pouvoir, par la grâce, choisir ce qui honore Dieu et édifie les autres[8]. Dans le contexte burundais, où l’alcool détruit de nombreuses vies et ternit souvent le témoignage des croyants, l’abstinence totale est perçue comme une marque de sagesse et d’amour.
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[1] John R. W. Stott, Who Are the Evangelicals? (Downers Grove, IL: InterVarsity Press, 2000), 19
[2]F. Hrangkhuma, An Introduction to Church History, 3rd ed. (Bangalore: Theological Book Trust, 1996),178
[3] Ibid
[4] Ibid
[5] R. C. Sproul, What Is Reformed Theology? Understanding the Basics (Grand Rapids, MI: Baker Books, 1997), 21
[6] Tim Thornborough, The Big Fight: Christian Men vs the World, Flesh and the Devil (The Good Book Company, 2012), 62.
[7] Samuel Waje Kunhiyop, African Christian Ethics (Grand Rapids, MI: Zondervan, 2008), 366
[8] Samuel Waje Kunhiyop, African Christian Ethics (Grand Rapids, MI: Zondervan, 2008), 366

Janvier Ndikubakuru est un mari dévoué au Dr Benigne NIYONGERE et un père fier de trois merveilleux fils.
Avec un arrière plan d'implication active dans IFES Burundi ainsi que Langham preaching, sa passion pour la prédication par exposition n'a fait que grandir. Son passé dans le ministère pastoral au sein de l'Eglise Evangélique ses Amis n'a fait qu'attiser son appel pour le pastorat.
Il est titulaire d’un Master en Études Bibliques (MDiv) obtenu à Negest et poursuit actuellement un Doctorat en Ministère (DMin) dans le même établissement, à Nairobi. Il exerce son ministère pastoral dans une Église Baptiste Réformée à Kericho, au sud du Kenya. Il a un intérêt accentué pour la lecture des livres.
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